Dorra Fazaâ est avocate et assistante universitaire à la faculté des Sciences économiques et de gestion de Nabeul. Mais on la connaît aujourd’hui beaucoup plus comme romancière; l’une de ces étonnantes et prometteuses romancières tunisiennes arabophones de la nouvelle vague qui ont fait sensation, auprès des lecteurs, au cours des dernières années. Révélée au public par le premier roman «Chayon mina el bahri fina» (Un peu de la mer en nous-mêmes) qu’elle a publié en 2021 à la fois en Tunisie et en Egypte et qui a mérité le prix de la Fondation Abdelwahab Ben Ayed (FABA), Dorra Fazaâ, qui a écrit aussi quelques scénarios pour des feuilletons télévisés, a vite produit, au terme de l’année 2022, son deuxième et très beau roman intitulé «Okhfi El hawâ» (Je dissimule l’amour. Cf. notre papier dans ce journal du samedi 6 mai 2023) et qui est venu pour consolider davantage sa bonne notoriété de romancière à la langue envoûtante et à l’imagination féconde que nous aimons à féliciter ici de sa merveilleuse entreprise de création romanesque, mais aussi de son bel anniversaire qu’elle fête aujourd’hui-même. Interview.
D’abord, commençons par la langue dans laquelle vous avez écrit vos deux romans «Chayon mina bahri fina » et « Okhfi El Hawa ». Au fait, on sait que vous appartenez à une famille de romanciers qui écrivent en dialecte tunisien et vous, vous avez choisi d’écrire en arabe soutenu (littéraire). Quelles sont donc les raisons de ce choix ?
L’arabe littéraire est une langue fascinante et riche, l’écriture dans une langue aussi puissante qui a su garder un certain archaïsme qui la rend quasi mystique me procure beaucoup de plaisir ; je n’ai rien contre le dialecte tunisien mais je ne pense pas pouvoir écrire un jour en dialecte, hormis des dialogues dans un scénario, chose que j’ai déjà faite lorsque j’ai été scénariste pendant un certain moment de ma vie.
Vous utilisez de temps à autre quelques expressions du dialecte tunisien que vous vous donnez la peine de traduire, en notes de bas de pages, en arabe soutenu. Quel est l’intérêt de ce recours au dialecte ?
Le recours au dialecte dans certains dialogues donne du réalisme au récit, certains personnages ayant un langage cru ou fleuri ne sauraient être crédibles avec des dialogues écrits en arabe littéraire qui n’est pas facilement compatible avec l’humour ou la vulgarité, puisque l’arabe littéraire n’est pas une langue parlée dans le quotidien, cela lui donne cet aspect élégant mais lui ôte une certaine connexion avec le vécu quotidien.
Vous avez un art consommé de narration, celui d’une vraie conteuse, un art qui semble avoir décidé de la réussite de vos romans. À quoi devez-vous cette aptitude, ce talent ou cette magie, vous qui avez reçu à l’université une formation juridique rigoureuse qui favorise fort peu l’imagination ?
Ma formation juridique m’a donné par sa rigueur une certaine maîtrise de la logique, ce fil conducteur qui permet la cohérence qu’on acquiert en faisant des études de droit et qui m’a permis d’avoir le contrôle sur tous les événements et les personnages de mon roman, sinon pour l’imagination je pense qu’elle ne peut se cultiver que par la lecture, et comme j’ai beaucoup lu en étant jeune, cela a favorisé chez moi une certaine créativité que je continue à cultiver en lisant encore et encore, car rien de tel que le carburant de la découverte littéraire pour la gymnastique intellectuelle. Pour moi, il y a un seul maître mot c’est lire encore et encore, peu importe la formation académique.
On rencontre dans vos romans une légion de personnages tout aussi multiples que différents. Comment faites-vous pour maîtriser ce grand «casting» et construire si subtilement et si différemment chacun de ces nombreux personnages ? Est-ce que vous suivez dans leur construction un plan préétabli ou vous façonnez chacun d’eux au hasard des événements racontés dans le texte ?
On dit qu’on aime écrire comme on aime lire, et j’ai toujours aimé les auteurs qui offrent un panel de personnages différents avec des univers éloignés et une manière de parler unique pour chaque personnage, cela garantit une richesse du texte, car rien n’est plus ennuyeux que des personnages qui se ressemblent beaucoup ou qui sont très peu nuancés. Dans ce roman spécialement, l’écart est manifeste entre les personnages et même l’écriture est différente, le lexique utilisé dans les chapitres réservés à «Spartacus» par exemple est totalement différent du lexique que j’ai utilisé pour le reste du roman, je voulais une aventure littéraire, je voulais prendre des risques et partir aussi loin que je peux dans la rédaction, disons que c’est comme une variation sur plusieurs personnages.
Beaucoup de vos personnages, quelle que soit leur classe sociale, cachent en eux-mêmes une blessure, une souffrance ou une frustration. Pourquoi les avez-vous faits si blessés ou si défaillants de l’intérieur ?
Je pense que les fissures de chacun, ses béances et ses blessures m’ouvrent un chemin, l’auteur s’engouffre dans ces brèches pour révéler le plus beau et le plus sombre de l’être humain, ces blessures sont les portes des déviations de chaque personnage, elles me permettent de transcender l’ordinaire.
Vos personnages cachent souvent leur passion amoureuse et en souffrent en silence, parce qu’ils ne peuvent y résister et qu’ils ne peuvent, non plus, la vivre pleinement et librement vu les tabous et l’ordre social conservateur ou répressif. Qu’est-ce qui vous a conduite à « occulter l’amour », comme vous l’annoncez déjà dans le titre de votre roman en empruntant le vers célèbre de Ibn Al-Faridh ?
Ce sont les nœuds à la gorge et les non-dits qui m’ont toujours intéressée, ce qui est tu et occulté m’inspire, je peux l’imaginer, le créer, le faire évoluer, lui laisser l’espace pour impacter le destin de chacun, un amour secret… Qui n’en a jamais eu ! Je voulais poser cette question, et vous ? Avez-vous caché l’amour ? Pourquoi l’avez-vous fait ? C’était une ancienne histoire d’adolescence? Vous étiez peut-être maladroit ou paumé, parfois mal dans votre peau… Mais souvent ce sont ces personnes qu’on a quittées ou qui sont parties nous laissant vides de l’intérieur dont je voulais parler, ces relations interdites ou impossibles. La vie reprend le dessus bien évidemment mais dans chaque être humain, j’ai la conviction qu’il existe un amour caché et inoubliable.
Vous évoquez dans vos romans certains sujets tabous dont on parle généralement à voix basse ou dont on évite de parler, tels l’homosexualité masculine, l’adultère et la drogue dans certains milieux. Pensez-vous que cela va permettre à vos lecteurs de repenser leur refus de faire face à la réalité de ces problèmes et de ne plus les occulter afin d’y voir plus clair ?
La littérature est un espace de liberté où on peut donner une voix à ceux qui n’en ont pas ou ceux qui ont du mal à la faire entendre, les sujets tabous sont là, encore une fois tus et occultés, la littérature peut mettre un baume sur certains cœurs, elle favorise la tolérance et l’acceptation des différences, comme je l’ai dit ce qui m’intéresse dans l’écriture c’est l’humain dans ses ambiguïtés et ses écarts, ses faux pas ou ses particularités, l’humain est imprévisible et tellement riche.
Dans «Okhfi El Hawa», votre intrigue est complexe et non linéaire. On y trouve des coupures, des suspensions, des retours (analepses), des sauts d’une histoire à une autre et d’un personnage à un autre, sans attendre la fin des chapitres où toutes les histoires s’enchevêtrent. Cela favorise bien sûr le suspense, mais ne trouvez-vous pas que vous courez parfois le risque de distraire certains lecteurs peu attentifs ?
Je ne vous cache pas que dans ce roman j’ai pris des risques, c’était aussi ma manière d’écrire dans mon premier roman, je veux que le récit ressemble à une chorégraphie, je n’aime pas les textes linéaires, ils me semblent ennuyeux, du coup, j’écris comme je veux sans compromis, sans demi-mesures, le texte est libre et imprévisible, la plupart des lecteurs ont aimé et maintenant j’ai un lectorat qui me connaît, il s’attend à un récit puissant et impitoyable parfois, c’est devenu ma signature.
Il y a dans votre dernier roman un discours implicite et discontinu contre l’intégrisme islamique obscurantiste qui a envahi la société tunisienne après ladite « révolution » du 14 janvier 2011. Croyez-vous que cette idéologie ne peut être que machiavélique, rancunière et revancharde à l’exemple de votre personnage « Saâd Milichia » ?
Je pense réellement que l’idéologie islamiste a gangréné la Tunisie, j’y crois parce que j’ai pu constater l’ampleur des dégâts sur le pays, sur les jeunes embrigadés et manipulés par une idéologie très dangereuse, à travers le personnage de «Saâd Milichia», je voulais parler du travail de fond effectué pendant des années et aboutissant au terrorisme meurtrier et au noyautage des institutions de l’Etat.
Votre attitude par rapport à ce qui a été appelé «révolution de la dignité» ou « révolution du jasmin» semble être très négative sinon très critique. Cela transparaît surtout à travers les portraits négatifs que vous avez faits à votre personnage «Saâd Milichia», à sa mère et à sa sœur. Pensez-vous que cette « révolution » a réellement eu lieu ?
Mon opinion sur la révolution n’est pas négative, j’ai toujours cru que la révolution devait avoir lieu, car c’était la fin d’un cycle, ce sont les trahisons aux idéaux qui m’ont outrée, je pense que l’intention était bonne au départ, il y a eu un soulèvement réel, mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, c’était sans compter avec les calculs politiques et l’opportunisme d’une grande partie de la classe politique.
Pour finir, la littérature, au-delà du Beau qu’elle sert ou qu’elle produit ou qu’elle « fabrique », aurait-elle d’après vous un rôle social ou politique à jouer?
Bien évidemment que la littérature a un rôle social à jouer, d’ailleurs on demande souvent aux gens quel livre a changé leur vie, mon credo est que la littérature est un levier, les mots sont puissants et poussent à la réflexion, donc au changement.
Vos deux romans ont été bien accueillis par les lecteurs et ont été très bien vendus, bien que tout le monde pense que nos concitoyens tunisiens lisent très peu, ou de moins en moins ou ne lisent plus du tout. Comment vous expliquez-vous cet engouement des lecteurs pour votre littérature ?
Je crois que mes deux romans ont éveillé la curiosité des lecteurs, j’ai essayé de leur procurer des émotions intenses ainsi que des thématiques modernes et pas très abordées dans la littérature arabe, du moins pas de la manière «cash» que j’ai adoptée dans mes deux romans, la sincérité est aussi un vecteur très important qui crée un lien puissant entre l’auteur et les lecteurs.